Texte : Eva Zwahlen
Photos : Valentin Flauraud
Il y a quelques années encore, seuls quelques avant-gardistes vaudois présentaient fièrement leur premier vin mousseux. Aujourd’hui, presque tous les viticulteurs et œnologues en ont dans leur assortiment. Si la vente de vins blancs et rouges est en recul en Suisse comme dans le monde entier, les mousseux font eux figure d’exception.
Depuis une vingtaine d’années, la part de marché des effervescents augmente en Suisse. Lentement, mais sûrement. Parallèlement – et c’est la vraie bonne nouvelle – les consommateurs helvètes s’intéressent de plus en plus aux vins mousseux indigènes. Au cours des dix dernières années, la consommation a augmenté de 30% pour atteindre 22,76 millions de litres en 2023. Seule une très petite partie (5% de tous les effervescents) provient de Suisse, mais leur vente a tout de même progressé de 17,7% depuis 2019. Dans cette catégorie, les rosés semblent être particulièrement demandés. Les mousseux de vignerons vinifiés à la propriété sont écoulés directement dans les domaines et n’apparaissent donc pas dans les statistiques.
Savoir-faire rare
Dans la grande famille des vins effervescents, les mousseux élaborés selon la méthode traditionnelle, calquée sur la méthode champenoise – terme banni sous peine de représailles de l’AOP Champagne – portent un prestige supplémentaire. Le savoir-faire particulier qu’ils demandent y est certainement pour quelque chose. En plus d’en maîtriser les étapes, il faut se doter de tout un équipement coûteux. De ce fait, la presque totalité des vignerons-encaveurs suisses confie la phase délicate de la « prise de mousse » à des collègues ou des entreprises tierces.
Tout cet univers spécifique, ainsi qu’une certaine magie entourant la formation de ces bulles joyeuses et fugaces, crée une aura autour des vins effervescents.
Pendant de nombreuses années, les vignerons vaudois ont pu choisir vers qui se tourner pour le savoir-faire délicat de la prise de mousse ou du moins pour le dégorgement et la mise en bouteilles. Après que le Vaudois Daniel Marendaz ainsi que le Genevois Xavier Chevalley eurent vendu leurs activités à la société de Maxime Dizerens et Marcel Wenger, le choix semblait avoir disparu. Mais depuis que l’entreprise Œnologie à façon de Perroy a annoncé qu’elle se lançait elle aussi dans le vin mousseux, le souci d’un monopole a disparu.
Une passion pour les bulles
Rendons d’abord visite au pionnier vaudois des bulles. A-t-il été le premier à oser passer du vin tranquille au vin mousseux? «Probablement», répond modestement Daniel Marendaz, membre d’honneur de la Confrérie du Guillon, «du moins l’un des premiers dans le canton de Vaud. Mais plus de 150 ans après la famille Mauler de Môtiers, dans le canton de Neuchâtel…» Ce vigneron de Mathod, un village des Côtes de l’Orbe où aucun cep de vigne n’a survécu au gel de 1956, est agriculteur de formation. «Mais j’ai toujours rêvé de faire du vin», raconte-t-il. Et c’est ainsi qu’il a replanté des vignes à partir de 1983.
«Les vins mousseux m’ont fasciné dès le début», dit l’autodidacte, j’ai fait un stage de dix jours en Champagne, c’était fantastique!» Ses yeux s’illuminent. «De retour chez moi, j’ai commencé à produire des vins mousseux, pour moi et bientôt pour d’autres». Il a investi dans des techniques modernes et est devenu le plus grand acteur de la prise de mousse dans le canton. «Il fallait 40’000 bouteilles par an pour que les investissements soient rentables». Et combien y en avait-il finalement ? Il ne le révèle pas. Seulement qu’il s’agissait d’un nombre à six chiffres…
Dans les années 1990, à part Marendaz, presque personne ne travaillait selon la méthode traditionnelle. «On peut faire de bons vins mousseux d’une autre manière, mais ils n’auront jamais la même complexité et la même profondeur. Pour cela, ils doivent absolument vieillir quelques années sur les lies en bouteille». Les vignerons qui ont confié leurs vins à Daniel Marendaz sont souvent devenus des amis. «L’encavage exige un échange étroit avec les commanditaires, le vin doit en effet refléter le style du client. Mais avec les années, comme le vin mousseux, on s’améliore…»
Regrette-t-il que sa fille Valérie ne poursuive pas ce service offert aux tiers? «Non, je suis très heureux qu’elle ait repris notre production avec sept hectares de vignes. Ce que je regrette, c’est que le canton n’ait pas réussi jusqu’ici à donner aux vins mousseux vaudois un nom qui sonne bien». Perlant aurait été son favori, mais cela aurait entraîné une confusion avec l’ancienne appellation genevoise Perlan pour le chasselas. Daniel Marendaz reste optimiste : «Si nous parvenons à trouver un nom plus sexy, nous aurons du succès!»
Presque un nouveau métier
Fabio Penta d’Œnologie à façon, toujours garant d’une qualité sans concession, se sent presque un peu comme un apprenti. «Avec la méthode traditionnelle, je découvre un tout nouveau métier, c’est un défi totalement passionnant!» Comment une entreprise réputée dans toute la Suisse pour son activité de conseil et son savoir-faire technique en vient-elle soudain à s’engager dans le secteur des vins mousseux?
«Nous avons toujours collaboré au mieux avec Daniel Marendaz et Xavier Chevalley et nous ne les aurions jamais concurrencés», souligne l’œnologue expérimenté. «La méthode traditionnelle de prise de mousse en bouteille n’a donc jamais été un sujet pour nous. Mais après que les deux ont cessé leurs activités, plusieurs viticulteurs nous ont demandé si nous ne pouvions pas nous engouffrer dans la brèche». Et c’est ainsi que l’équipe d’Œnologie à façon a décidé de se lancer dans l’aventure. De nouveaux locaux, juste à côté des précédents, ont été loués. Les aménagements ont commencé à l’automne 2024. Bientôt, des giropalettes ainsi qu’une ligne d’embouteillage spéciale y seront installées, et les premiers vins effervescents, qui sommeillent depuis le milieu de l’année dernière, y seront également transférés. «Dans peu de temps, jusqu’à 400’000 bouteilles sur lattes seront stockées ici dans un immense réfrigérateur».
De gros investissements dans la technique la plus moderne ont été nécessaires. Et un ami de Fabio Penta, l’œnologue-conseil Dominique Lebœuf, de Reims, la capitale de la Champagne, est aux côtés de l’équipe de Perroy. «Nous avons récemment dégusté ensemble nos premiers vins mousseux, qui sont encore sur lies. Dominique était très satisfait…»
Pourquoi est-il judicieux de miser sur les bulles? «Les vins effervescents sont les seuls à progresser, pour tous les autres vins, la demande diminue». C’est pourquoi le canton essaie lui aussi de les promouvoir. Fabio Penta souligne qu’il existe aussi de bons effervescents produits par gazéification, c’est-à-dire en ajoutant du gaz carbonique. Quelque chose que l’Œnologie à façon propose depuis longtemps. «Toutefois, seule la méthode traditionnelle permet d’atteindre la complexité qui caractérise les grands vins mousseux». Et celle-ci demande beaucoup de travail et de temps, et a donc un prix. Un vigneron doit livrer une quantité minimale de 350 litres de vin de base. «Ainsi, le risque reste gérable pour les producteurs. Les vins mousseux sont des produits de niche. Mais je suis optimiste : si on accompagne les viticulteurs, ces vins évolueront très positivement». Fabio Penta conserve toujours une bouteille de vin mousseux local au frais, juste au cas où. «Et bien sûr, une ou deux bouteilles de chasselas!»