Texte : Anick Goumaz
Photos : Anthony Demierre
En première ligne, l’Etat de Vaud se devait bien d’entretenir la tradition. Armé d’un imposant trousseau de clés, Didier Colliard, huissier-chef, nous ouvre une pittoresque porte de bois verte. Elle protège le carnotzet familièrement appelé le « 12 bis », dans le quartier lausannois de La Cité. En bas de quelques marches, deux salles, deux ambiances : une vaste pièce au plafond haut avec un sol en brique rouge et une deuxième, plus petite et plus basse. La première date de 1803 et appartenait à l’ECA, qui y entreposait ses archives. Toujours propriétaire, cette dernière met l’espace à disposition de l’Etat de Vaud depuis déjà une quarantaine d’années. Beaucoup plus ancienne, la deuxième salle était rattachée à l’école de gendarmerie et jouait le rôle de cellule. Loin de ce passé un peu trouble, elle s’apparente aujourd’hui presque à un musée avec photos, archives et objets gravés. Tous ces objets chargés d’histoire comptent de moins en moins d’admirateurs ; nos ancêtres descendaient plus souvent au carnotzet que nous. Heureusement, comme nous le confie Didier Colliard, reste la tradition de la dernière session de Noël : à cette occasion, les Conseillers d’Etat descendent au « 12 bis » pour partager une fondue.
Certains éléments de décoration du « 12 bis » ont été réalisés début 2000 par l’ECAL (Ecole Cantonale d’Art de Lausanne) et son emblématique directeur, Pierre Keller. Cette collaboration lui a peut-être donné l’idée d’aménager lui-même un carnotzet dans son école, au moment de son déménagement à Renens. Dès les premiers pas dans ce lieu caché et méconnu, la sensation est familière : les pieds crissent sur un sol de graviers. « Ceux qui sortent du carnotzet laissent des traces de pas blanches sur la moquette », sourit le directeur, Alexis Georgacopoulos. Impossible d’y venir en catimini. Membre du conseil de la Confrérie du Guillon et ancien sous-directeur de l’ECAL, Claude-Alain Mayor revient pour la première fois sur les lieux (du crime ?). Il avoue que l’endroit était « surutilisé du temps de Pierre Keller. Il voulait une ambiance de carnotzet, mais avec la touche ECAL ». L’objectif a bien sûr été atteint ; la pièce se montre simple, minimaliste, mais décorée avec goût. Même si les grandes tables de bois voient moins de visiteurs aujourd’hui, la tradition demeure, particulièrement lorsque des experts des quatre coins de Suisse et d’Europe se réunissent pour constituer le jury des examens de fin d’études. Le cadre se prête à la détente après ces longues journées et quelques commentaires moins formels sont parfois lâchés. « Ce qui se passe au carnotzet reste au carnotzet. »
Non loin de là, une autre école mondialement connue dispose également de son carnotzet. L’EHL (Ecole Hôtelière de Lausanne) se devait en effet de consacrer un coin de son sous-sol à l’art de l’apéritif en petit comité. Ici, pas d’ambiance vigneronne typique, mais plutôt le standing de cette école de l’excellence. Là encore, Pierre Keller était dans le coup. En 2014, alors qu’il était président de l’Office des Vins Vaudois, il s’est associé à l’EHL pour y ouvrir le « Carnotzet des Vins Vaudois ». Si le nom et le logo de l’OVV figurent toujours sur les murs, la collaboration a cessé et les crus de la région ont fait un peu de place aux belles bouteilles du monde entier. Un mal nécessaire pour cette école reconnue tout autour du globe et qui réunit des étudiants de 90 nationalités différentes. Comme à l’ECAL, on ne pénètre céans qu’en compagnie de membres de la direction et les élèves sont proscrits. Des personnalités y lèvent épisodiquement leur verre : ambassadeurs, consuls, conseillers fédéraux font partie des visiteurs de marque.
Lausanne et ses environs n’ont bien sûr pas le monopole du carnotzet. En digne propriétaire de vigne et productrice de vin, la Ville de Payerne ne pouvait pas passer à côté de la tradition. Les habitués connaissent déjà bien l’espace vinothèque flambant neuf et l’imposante cave séculaire. « C’est notre carte de visite, raconte le municipal Jacques Henchoz. On y organise les réceptions communales, mais le public n’y a pas accès. » A quelques pas de là se cache un carnotzet exigu. Réaménagé en 1977, il est protégé par une lourde porte. Il est décoré sobrement avec des photos des municipaux actuels et passés, ainsi qu’une alignée de bouteilles (vides) datées de 1983, année durant laquelle les étiquettes ont été changées. Sa visite n’est possible qu’en présence d’un municipal en fonction. « Des Payernois de naissance connaissaient son existence, mais n’y étaient jamais venus. Quand je les ai invités, ils étaient émus aux larmes ! » La petite pièce a tout d’un carnotzet (même si elle ne se situe pas au sous-sol), mais ici on l’appelle plutôt le « caveau de la municipalité ». Ancien municipal, André Jomini se souvient : « Lorsque j’ai été nommé inspecteur du bétail en 91, le syndic Pierre Hurni m’a remis mon attestation au caveau. C’était le protocole. »
Si les mœurs et le protocole ont changé, les traditions demeurent. Même en 2024, la réputation des carnotzets perdure : on sait quand on y descend, mais on ne sait jamais à quelle heure on en sortira. Dans notre société au rythme effréné, ces moments hors du temps n’ont pas de prix.
Trois questions à Bruno Corthésy, historien et auteur de « Le carnotzet. Santé et conservation »
De quand date la tradition du carnotzet ?
Il est rare qu’un objet tant perçu comme inscrit dans la tradition possède une origine historique aussi précise que le carnotzet. C’est en effet en 1894 à l’Exposition cantonale vaudoise d’Yverdon que le concept, l’objet et son nom sont inventés. Le terme carnotzet est exhumé pour l’occasion. Parfois orthographié « carnotset », il désigne en patois vaudois un compartiment de petite taille, situé dans un meuble, à l’étable ou même à l’église, pour indiquer les places réservées aux notables. Il peut aussi être appliqué à des équipements modernes, comme un compartiment de chemin de fer, et prendre un sens métaphorique, pour parler d’un recoin du cerveau.
Pourquoi tous ces carnotzets mythiques se situent-ils en ville et pas dans les régions viticoles ?
La Suisse vit une forte industrialisation au 19e siècle. Les populations basculent dans les villes et on observe un phénomène de compensation, une certaine nostalgie de la campagne.
Quelle est la différence entre caveau et carnotzet ? J’ai mis du temps à comprendre la différence entre caveau et carnotzet. Historiquement, les régions viticoles comptaient plus de caveaux que des carnotzets. Au 19e siècle, les pressoirs mécaniques remplacent leurs ancêtres en bois. La place ainsi libérée se mue en local d’accueil pour la clientèle. C’est la naissance des caveaux. A Lavaux, j’ai parfois remarqué trois niveaux : d’abord les caves, puis le caveau et pour finir, tout en bas, le carnotzet. Plus on descend, plus on gagne en intimité.